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M. Alain Leboeuf, président. Nous recevons M. Thierry Dahan, vice-président de l’Autorité de la concurrence, accompagné de MM. Umberto Berkani, rapporteur général adjoint, et Édouard Leduc, rapporteur.
L’Autorité de la concurrence exerce, conjointement avec la Commission de régulation de l’énergie (CRE), une mission dont le but est de garantir le bon fonctionnement du marché de l'électricité désormais libéralisé. À cet égard, il nous paraît utile que vous nous précisiez les flux de saisines concernant ce domaine. Vous pourriez également, au regard de ce volume d'affaires, nous dire quelles ont été les décisions marquantes, voire les éventuelles sanctions, que l'Autorité de la concurrence aurait été amenée à prendre dans le domaine de l'électricité ou encore de la fourniture en gaz, deux marchés dont on peut penser qu'ils ont certaines caractéristiques communes.
Votre appréciation générale et vos observations plus précises sur les politiques et les pratiques commerciales des fournisseurs historiques et alternatifs constitueraient également une source d'information utile à notre réflexion.
Pour ce qui concerne plus particulièrement l'objet de la Commission d'enquête, l’on constate que le Gouvernement saisit fréquemment pour avis l'Autorité de la concurrence sur les projets de textes réglementaires concernant les tarifs. Il en a été ainsi, au cours de l'année 2014, de différents projets qui concernaient la rémunération des opérateurs dans les systèmes d'effacement, mais aussi les modifications successives de la méthode de calcul des tarifs réglementés, ou encore la nouvelle méthodologie relative à l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH). Vous voudrez bien nous préciser comment, par exemple, s'établissent vos relations avec la CRE lorsque vous êtes saisis pour avis de projets aussi techniques que ceux que je viens d'évoquer ? Avez-vous des échanges informels avec elle avant d'arrêter vos avis ? Qu’en est-il avec les services de la direction générale de la concurrence à Bruxelles ?
Plus généralement, les évolutions intervenues au cours des dernières années dans les procédures de fixation des tarifs, inspirent-elles à l'Autorité de la concurrence des observations, voire des propositions de réformes ? Nous pensons, bien évidemment, aux réformes susceptibles d’améliorer les conditions de la concurrence désormais ouverte entre fournisseurs, donc la lutte contre les abus, car nous n’oublions pas ce que sont les missions premières de l'Autorité de la concurrence.
Avant de vous laisser la parole, je vous indique qu’aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête sont tenues, sans toutefois enfreindre le secret professionnel, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Thierry Dahan prête serment.)
M. Thierry Dahan, vice-président de l’Autorité de la concurrence. L’Autorité de la concurrence étant une instance collégiale, je ne puis présenter en son nom que les positions connues qu’elle exprime dans ses avis. Je serai donc amené à m’exprimer à titre personnel pour répondre à certaines de vos questions. Je vais essayer de répondre à toutes vos questions en commençant par les avis.
À la demande du Gouvernement, nous avons rendu il y a quelques semaines des avis favorables sur deux projets de décret, l’un concernant le calcul de l’ARENH, l’autre, le calcul des tarifs réglementés, en formulant des remarques dont plusieurs ont été prises en compte.
Le changement de formule de calcul des tarifs réglementés suscite toujours de nombreuses questions. La plupart des opérateurs de marché et des commentateurs considéraient depuis plusieurs années que ces tarifs étaient trop bas pour que les concurrents puissent présenter des offres rentables et persuader les consommateurs de changer de fournisseur. Cela a amené le Gouvernement à choisir une méthode, inspirée du droit de la concurrence, dite « par empilement de coûts », revenant à ce que le tarif mime celui que doivent fixer les alternatifs en prenant en compte le prix du transport, le prix de l’électricité de base – celui de l’ARENH – et de pointe, ou les coûts de la commercialisation. Grâce à ce système, quel que soit le niveau de l’ARENH, les tarifs bleus peuvent toujours être concurrencés par un tarif de marché. Aucun acteur ne peut alors plus prétendre que le tarif empêche une compétition loyale, qu’il soit bien calculé ou non.
Toutefois, si les tarifs doivent permettre la compétition, ils doivent aussi, pour ce qui est d’EDF, couvrir les coûts d’un parc de production qui exige de très lourds investissements, qu’il s’agisse de le prolonger, de le renouveler, ou de le remplacer par d’autres moyens de production. Le Gouvernement doit notamment se préoccuper de savoir si les tarifs permettent à EDF d’assurer sa mission et de réagir à l’horizon 2025 – qui correspond à l’échéance de la longévité moyenne de quarante ans du parc notionnel nucléaire français si on choisit 1985 comme une date conventionnelle de mise en service. Il ne s’agit alors plus d’un problème de marché, et l’Autorité de la concurrence n’a pas grand-chose à dire sur une question qui relève davantage du rapport entre EDF et l’État actionnaire. Il revient à la CRE de savoir si le prix de l’ARENH est au bon niveau.
Concernant le nouveau calcul de l’ARENH, nous avons considéré que, tout en étant acceptable, la méthode utilisée posait un problème de principe en faisant de 2025 une échéance absolue. En effet, l’amortissement du parc nucléaire historique est en quelque sorte « financé à marche forcée » sur une courte période pour respecter ce délai. Or il n’est guère réaliste d’imaginer que la plupart des réacteurs historiques s’arrêteront subitement en 2025 – nous ne sommes même pas sûrs qu’un seul d’entre eux sera définitivement à l’arrêt à cette date. La méthode du parc nucléaire notionnel n’a pas de sens comptable clair : toutes les tranches de centrales n’ont pas été ouvertes en 1985, et leur durée de vie de quarante ans ne s’achèvera pas à la même date. La méthode utilisée nous trouble un peu même si elle n’a pas d’impact direct en termes de concurrence grâce à la neutralisation de l’ARENH dans les tarifs.
Il reste que l’ARENH est un dispositif très dérogatoire par rapport au droit de la concurrence. En 2010, la loi portant organisation du marché de l’électricité, dite loi NOME, prévoyait d’ailleurs que son application serait limitée dans le temps et que le dispositif ARENH n’aurait plus lieu d’être après 2025. Nous avions également considéré, à l’époque, que ce caractère provisoire devait conduire à prévoir des modalités de sortie. Nous le répétons cette année car, depuis cinq ans, il ne s’est rien passé pour préparer la fin de l’ARENH, et rien ne montre que les opérateurs alternatifs, qui n’investissent pas assez, pourront s’en passer après 2025. Dans ces conditions, nous risquons de nous installer dans une situation inextricable marquée par une dépendance complète du marché par rapport à l’ARENH qui est un système de prix administré.
Je rappelle que sur 1 euro d’électricité payé par le consommateur, on peut très grossièrement dire qu’un tiers environ correspond aux taxes et à la contribution au service public de l’électricité (CSPE), environ 30 % à la distribution au tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE) – c'est-à-dire à un tarif réglementé –, et 36 % à la fourniture dont 75 % relèvent de l’ARENH réglementé. Sur le complément de fourniture hors nucléaire, on note que les prix des énergies renouvelables, éolien et photovoltaïques, sont eux aussi réglementés. Vous constatez qu’il ne reste plus que quelques centimes non réglementés : à y regarder de près, il n’y a plus de marché ! Maintenir l’ARENH revient à maintenir cette situation, et à donner au marché un mauvais signal témoignant d’une dépendance à l’égard d’EDF.
Nos relations avec la CRE ne sont pas différentes de celles que nous entretenons avec les autres régulateurs sectoriels comme l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), ou le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). La loi prévoit des consultations croisées et, pour les contentieux relatifs au secteur de l’énergie, elle nous oblige à consulter la CRE dont l’avis technique est versé au dossier. Lorsque la CRE est sollicitée par le Gouvernement sur un texte réglementaire dont nous sommes également saisis, elle nous transmet également son avis. Ces relations fluides n’appellent pas de critiques ou de commentaires particuliers.
Il est extrêmement difficile de porter un jugement sur les pratiques commerciales sur le marché de détail. Les premiers concernés par les offres de marché sont évidemment les industriels qui bénéficient de tarifs de gré à gré. Nous n’avons pas de renseignements sur ces contrats. Pour les particuliers, en résumé, l’on trouve deux types d’offres dans les tarifs libres : celles qui sont calées sur les tarifs réglementés avec éventuellement un rabais, et celles qui proposent des offres à prix fixes pour deux ou trois ans – avec en général un prix de départ légèrement supérieur au tarif réglementé ou un montant d’abonnement différent. Les offres qui trouvent preneurs sont donc assez simples : nous n’avons pas rencontré de propositions très complexes avec des prix variables ou alors elles n’intéressent pas les consommateurs.
Vous m’interrogez sur les réformes souhaitables. Je ne peux évidemment vous répondre qu’à titre strictement personnel, l’Autorité ne s’étant pas prononcé sur le sujet.
La question qui préoccupe nos concitoyens est celle de la hausse des prix réglementés. Cela nous amène à poser deux questions. Peut-on enrayer la hausse de la CSPE ? L’ARENH est-il maîtrisé ? En effet, il s’agit des deux sources de hausse des tarifs. La CSPE augmente, notamment au titre de la solidarité nationale avec les zones non interconnectées (ZNI) d’outre-mer, tandis qu’une forte incertitude liée aux coûts du nucléaire pèse sur l’ARENH – la CRE elle-même relève des marges d’erreur sur les coûts. Cela dit, si ces incertitudes se chiffrent en milliards d’euros, ce n’est qu’à très long terme, ce qui permet un lissage des ajustements de tarifs dans le temps. Il reste qu’à court terme, nous ne savons pas si nous disposons du bon prix du nucléaire pour fabriquer les bons tarifs bleus. Quant à la question de savoir si l’on accepte une augmentation rapide et immédiate du tarif bleu, ou si l’incertitude permet de ne programmer aujourd’hui que des hausses modérées, elle relève de la décision politique.
Certains, comme le professeur Thomas-Olivier Léautier de l’université de Toulouse I, considèrent que nous n’avons plus besoin des tarifs réglementés puisqu’il n’existe plus de monopole. Je ne partage pas vraiment cet avis. Il suffit en effet de regarder le marché pour constater qu’il existe bien une situation de monopole de production de l’énergie nucléaire, principale énergie en base. On nous dit il y a une concurrence des producteurs européens. Mais s’il existait un marché européen de la fourniture, cela se saurait ! Et l’Autorité de la concurrence et la Commission européenne cesseraient de considérer qu’il existe un marché français sur lequel EDF est dominant. Sur le marché de la production, nous ne nous trouvons pas dans une situation de marché ordinaire – c’est d’ailleurs tout le sens de la loi NOME. La réglementation des prix de gros est donc logique et celle des prix de détail, qui sont liés aux premiers, ne l’est pas moins.
Si l’on voulait libéraliser les prix de gros et supprimer les tarifs bleus d’EDF, nous rencontrerions un problème car, en partant de l’hypothèse que le nucléaire historique est moins cher que les autres moyens de production, EDF bénéficierait sur ce marché libre d’une « rente de rareté ». Cette notion, doit être distinguée de la rente de monopole. Le vendeur d’eau minérale sur une plage isolée fait payer très cher ses bouteilles jusqu’à ce que les gens arrêtent d’acheter et amènent des glacières avec de l’eau fraîche sur la plage. C’est une rente de monopole, car il est le seul vendeur. Par contre, sur le marché mondial du pétrole, les États du Golfe qui produisent du brut à peu de frais bénéficient d’une rente de rareté car le marché s’équilibre à des prix beaucoup plus élevés que leurs coûts de production. Ce prix de marché doit en effet permettre de rentabiliser les forages extrêmement onéreux effectués en mer du Nord ou ailleurs. Si le marché s’équilibre avec du pétrole cher, celui qui a du pétrole peu coûteux et qui le vend au prix du marché bénéficie d’une rente de rareté. Sur un marché libre que ferait EDF de cette rente qui correspondrait à la différence entre le prix de marché auquel elle vendrait, par exemple 60 ou 70 € du MWh à moyen terme, et l’ARENH qui se situe à un niveau inférieur et qui reflète ses coûts ? Aujourd’hui, ce surplus est capté au profit des consommateurs grâce aux tarifs réglementés. Elle pourrait être aussi captée sous forme de dividendes, par l’État. Quel choix fera l’actionnaire si EDF devait engranger des milliards d’euros de bénéfices du fait de la suppression des tarifs réglementés ?
Nous sommes confrontés à un marché atypique et complexe sur lequel les prix ne se forment pas de manière simple. Il est difficile de savoir comment les prix s’établiraient pour le consommateur final sans le signal des tarifs réglementés. Ainsi, le choix de les maintenir ou pas est évidemment politique. Pour les marchés, l’impact de leur suppression serait plutôt psychologique, mais, en France, cela poserait un véritable problème de tarification pour le nucléaire historique d’EDF.
Votre commission d’enquête a entendu des intervenants évoquer la multiplication des politiques de l’énergie qui ne relèvent pas de la concurrence. M. Philippe de Ladoucette, le président de la CRE, a par exemple rappelé que coexistent une politique européenne d’ouverture du marché et une politique européenne climatique visant à limiter les émissions de carbone et à favoriser les énergies intermittentes. Cette politique climatique perturbe le marché parce que les énergies favorisées sont subventionnées par la collectivité – en France, par l’intermédiaire de la CSPE. De plus elles sont intermittentes et en modifiant l’ordre de priorité, elles font sortir du marché les centrales à gaz, candidats naturels à la production de l’énergie de pointe, ce qui pose un problème industriel. Ceux qui risquent d’être évincés préfèrent vendre à des prix négatifs plutôt que d’arrêter de produire, ce qui crée des perturbations. J’ai récemment lu que, l’année dernière, le marché allemand avait connu de prix négatifs plusieurs heures pendant plusieurs jours en raison de la production éolienne. Comme le disait M. de Ladoucette lors d’une autre commission d’enquête à MM. François Brottes et Denis Baupin, et même s’il est revenu sur ses propos devant vous : le marché ne fonctionne pas. Pour ma part, je ne vois aucune solution au problème.
Certains évoquent la possibilité de ramener les énergies intermittentes dans le marché en compensant leur handicap de prix par une taxe carbone. Mais ce n’est qu’une petite partie du problème et nous buterions à nouveau sur la question du nucléaire. Je ne suis d’ailleurs pas loin de penser qu’il serait sans doute plus simple de sortir le nucléaire du marché, que ce soit pour le gros ou le détail, et de libérer les prix de toutes les autres énergies qui pourraient alors se faire une concurrence saine, à condition toutefois qu’il existe un marché du CO2 efficace. Ce dernier permettrait de pénaliser les énergies thermiques traditionnelles et de rééquilibrer un marché sur lequel le prix des énergies renouvelables serait libre. Malheureusement, ce marché correcteur ne fonctionne pas non plus. Quant au marché de capacité censé permettre de faire face à la pointe et d’éviter que les centrales à gaz ne soient placées « sous cocon », il fait l’objet de critiques et il n’est toujours pas en place.
Comme vous le constatez, le marché principal ne fonctionne pas et les marchés correcteurs destinés à lui permettre de fonctionner normalement ne fonctionnent pas non plus.
J’insiste sur cette question du fonctionnement normal. Un marché doit produire des prix efficaces en termes de couverture des coûts et de signaux pour l’investissement, sinon il ne fonctionne pas. l’Autorité de la concurrence s’occupe de très nombreux marchés – téléphonie, transports aériens, grande distribution, taxis, médicaments… –, et je peux vous dire qu’il n’y a pas d’équivalent sur un autre marché à ce que nous observons sur celui de l’électricité.
Mme Clotilde Valter, rapporteure. Si je comprends bien, en l’état actuel des choses, vous ne constatez pas de problème majeur d’atteinte à la concurrence. Pour autant le poids de l’opérateur historique dans notre pays est indéniable, et la mise en concurrence a bien été construite à partir de cet état de fait. Parce que nous voulons éviter les trop fortes augmentations de tarif qui pèsent sur les ménages et les entreprises, nous nous interrogeons au sein de cette commission d’enquête sur la question de savoir si un surcroît de concurrence permettrait de résoudre notre problème de déficit tarifaire structurel. Qu’en pensez-vous ?
Que pourrait-on imaginer après l’ARENH, dont nous avons bien compris que vous souhaitez qu’il reste un dispositif transitoire ?
M. Thierry Dahan. En théorie, le meilleur moyen d’obtenir, non pas une baisse des prix, mais des prix efficaces, c’est la concurrence sur un marché qui fonctionne. Lors de l’ouverture du marché de l’électricité en France, la commissaire européenne à la concurrence de la première Commission Baroso, Mme Neelie Kroes, à qui l’on reprochait d’avoir promis que la concurrence ferait baisser les prix alors qu’ils augmentaient de 20 % répondait : « Je n’ai jamais promis que la concurrence ferait baisser les prix ; j’ai dit qu’elle donnerait les bons prix. » Autrement dit, madame la rapporteure, si, compte tenu des besoins d’EDF pour renouveler son parc nucléaire, le bon prix devait être supérieur à celui pratiqué aujourd’hui, la concurrence ne vous serait pas d’une grande utilité pour les faire baisser !
Il est très difficile de construire un prix. L’Autorité de la concurrence ne s’y risque jamais. En France, nous avons, avec le nucléaire d’EDF, une sorte de boîte noire tarifaire qui contient des incertitudes. On a d’ailleurs les mêmes au-delà du territoire national. M. David Cameron, Premier ministre du Royaume-Uni, a commandé à EDF deux EPR pour son pays. D’après ce que j’ai cru comprendre, EDF ne lui demande pas les 42 euros du prix de l’ARENH mais 90 ou 95 livres, soit 120 euros du mégawatheure, garantis pendant trente-cinq ans. Nous sommes bien en dehors du marché, et la Commission européenne a estimé que cette garantie, qui pouvait être considérée comme une aide d’État, était toutefois acceptable compte tenu des incertitudes pesant sur le nucléaire et son coût. Sans cette garantie de l’Etat britannique, aucun opérateur privé rationnel n’investirait jamais plusieurs milliards dans le secteur. Croyez-moi, il s’agit de la part de la Commission, toujours très pointilleuse en matière d’aide d’État, d’un discours très nouveau. Cette évolution montre combien le nucléaire déstabilise les raisonnements de concurrence. Ses coûts sont difficilement mesurables d’autant que nous parlons de projets de très long terme. La décision de construire l’EPR de Flamanville remonte au début des années 2000 et sa construction a commencé en 2007. Sa mise en service est prévue pour 2017 avec une durée de vie théorique de 60 ans, même si la centrale n’est pas « prolongée » on est déjà en 2080, son démantèlement, qui durera vingt à trente ans, ne sera pas terminé au début du siècle prochain. Qui aujourd’hui sait gérer un tel projet sur un siècle et donner le bon coup ? Dans ce type de situation, il est impossible de dire comment fonctionne la concurrence et comment elle peut faire baisser les prix. Le nucléaire est un autre monde qui altère le raisonnement classique. C’est bien pourquoi je vous ai indiqué qu’une concurrence saine ne pourrait véritablement s’installer que si l’on sortait le nucléaire du marché.
Pour continuer à faire du mauvais esprit, j’ajoute que le nucléaire ne fait plus partie du projet européen. Il n’a échappé à personne que l’Allemagne avait décidé d’y renoncer et nous venons de voir que la Commission considérait que ce secteur était hors marché du point de vue des aides d’État. I serait donc possible de lui appliquer le principe de subsidiarité, en laissant les États libres de construire leur marché peut sans lui.
La concurrence ne vous donnera de bons prix que si le marché fonctionne. Or il ne peut fonctionner normalement avec un secteur nucléaire important.
En tant qu’ancien physicien, et à titre personnel, je souligne que, même indépendamment de la question du nucléaire, le marché de l’électricité est totalement atypique car il n’est pas gouverné par des lois économiques mais par des lois physiques. Le producteur d’électricité n’a qu’un seul acheteur : le réseau. Or l’équilibre du réseau est un équilibre physique et non économique. M. Marcel Boiteux, président d’honneur d’EDF, que vous avez reçu le 5 novembre dernier, vous a bien expliqué ce phénomène propre à l’électricité, « produit spécifique de qualité rigide rigoureusement non stockable ». Le réseau doit être équilibré et surveillé en permanence, et cet équilibre prime tout – au point que certains pays ont envisagé de mettre le marché de gros ou le marché de capacité entre les mains de leur RTE national. Le producteur, qui ne connaît pas le comportement de ses clients, ne peut pas équilibrer le réseau à lui seul : il n’est pas autonome sur le marché. Il doit tenir compte des demandes du réseau. Ce fonctionnement n’a pas d’équivalent sur d’autres marchés.
Au début des années 1990, on a assisté à une tentative de « caler » un marché économique de l’électricité sur ce phénomène physique. La première réforme britannique datant de cette époque, fondée sur les pools et des prix spot, visait à mimer économiquement par une bourse de l’électricité obligatoire, le phénomène physique de l’unicité du réseau et de la priorité absolue donnée à son équilibre. Ce système qui pouvait trop facilement être instrumentalisé par les producteurs a été abandonné par la Grande-Bretagne en 1998. Les États américains qui l’avaient mis en place ont connu de grandes pannes. Je rappelle le destin d’Enron, entreprise emblématique d’un système fondé sur le trading de l’électricité et qui a disparu lorsqu’on s’est aperçu qu’elle n’était une escroquerie financière avec des pertes cachées dans des paradis fiscaux. Bien qu’il continue d’écrire de magnifiques tribunes dans les pages économiques des journaux, un économiste, dont je tairai le nom, nous expliquait à l’époque qu’EDF était un dinosaure appelé à disparaître, submergé par la nouvelle économie de l’électricité et le nouveau champion Enron. Aujourd’hui, EDF est toujours là, et partout dans le monde n’ont survécu que les producteurs. L’électricité est un problème de production, pas de trading.
De la même façon, durant des années la Commission a plaidé pour une désintégration verticale du secteur alors que ne survivent aujourd’hui que des entreprises intégrées. Ceux qui ont des turbines sans les clients finissent par sortir du marché. Les « commercialisateurs » qui achètent de l’électricité à EDF pour la revendre ne feront pas l’équilibre du marché.
Nous sommes donc confrontés à une situation inédite et à un marché qui ne fonctionne pas avec des signaux de prix classiques.
Je referme cette parenthèse hétérodoxe et je remets ma casquette Autorité de la concurrence, pour vous dire que, bien évidemment, la concurrence fait baisser les prix. (Sourires.)
Mme la rapporteure. EDF est selon vous une « boîte noire tarifaire » ; c’est aussi notre impression. Estimez-vous que les coûts sont correctement identifiés, et pensez-vous que leur évolution permettrait de dégager des marges de manœuvre à l’intérieur de cette boîte noire ?
M. Thierry Dahan. Je tiens à ce qu’il n’y ait aucune méprise sur cette expression. La « boîte noire », c’est la réalité des coûts à long terme. Il n’existe pas de boîte noire comptable : les comptes d’EDF sont bien tenus, les tarifs sont bien calculés… En revanche, dès lors que nous voulons nous écarter des coûts comptables, nous ne sommes plus sur un terrain solide : des coûts très élevés liés par exemple aux provisions, aux démantèlements, au grand carénage, sont l’objet d’une forte incertitude. C’est cette marge d’erreur considérable que j’appelle boîte noire.
M. Alain Leboeuf, président. Si le stockage de l’électricité était possible, le marché de l’électricité ne perdrait-il pas son caractère très spécifique ?
M. Thierry Dahan. Le stockage est un enjeu très important, notamment pour développer les énergies intermittentes mais cela reste un sujet de second rang à l’échelle du marché. Lorsque la Fée électricité est apparue au début du XXe siècle, deux écoles s’affrontaient aux États-Unis : Thomas Edison, croyait au courant continu qui aurait été produit par des dynamos installées dans les caves de New York ; Nicola Tesla, allié à l’industriel Westinghouse, était partisan du courant alternatif transportable depuis les chutes du Niagara grâce à la très haute tension. Nous savons que ces derniers l’ont emporté et que tout le monde fait aujourd’hui du réseau avec du courant alternatif. Dans nos sociétés, le réseau est irremplaçable, et il ne peut pas fonctionner autrement qu’en temps réel. Pour produire de l’électricité, il faut agiter des aimants devant des bobines. C’est le même principe qui s’applique aux vieilles dynamos des bicyclettes de notre enfance et aux centrales nucléaires actuelles. Contrairement à ce que croient la plupart des gens, il n’existe pas de phénomène nucléaire produisant de l’électricité : le nucléaire produit seulement de la chaleur qui permet de produire de la vapeur, qui fait tourner des turbines comme peuvent le faire le vent, l’eau, la combustion du charbon… Autrement dit, pour que le réseau soit alimenté, il faut pédaler en permanence. Vous ne pouvez pas arrêter de produire. Le réseau doit être alimenté et équilibré en temps réel. Si les machines s’arrêtent, il n’y a plus d’électricité. Ce phénomène est massivement incontournable même s’il est possible de stocker de l’électricité de façon décentralisée pour quelques usages de faible puissance comme l’ordinateur portable ou le téléphone mobile par exemple, usages qui restent de second rang par rapport à la masse de la consommation du réseau.
M. Alain Leboeuf, président. Monsieur le vice-président, nous vous remercions pour vos propos instructifs.
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité
Réunion du mercredi 26 novembre 2014 à 18 h 15
Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Guillaume Chevrollier, Mme Jeanine Dubié, M. Jean Grellier, M. Alain Leboeuf, Mme Viviane Le Dissez, Mme Annick Le Loch, Mme Béatrice Santais, Mme Clotilde Valter
Excusés. - M. Denis Baupin, M. François Brottes, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Pierre Gorges, M. Marc Goua